Le capitalisme ne pourrait exister sans les pièces de monnaie, les billets de banque, les documents, les graphiques, les interfaces, les marques et la publicité réalisés par des graphistes. Même des stratégies telles que le design social 1 et le design spéculatif 2 sont facilement récupérées pour servir la croissance économique. Il semble bien que le design soit enfermé dans un cycle d’exploitation et d’extraction qui aggrave les inégalités et l’effondrement de l’environnement.
CAPS LOCK : How capitalism took hold of graphic, and how to escape from it, est un ouvrage de recherche qui utilise un langage clair et des exemples visuels pour montrer comment le design graphique et le capitalisme sont devenus inextricablement liés. Le livre présente des réalisations graphiques, mais examine également la façon dont la pratique professionnelle des graphistes soutient le capitalisme. Il présente aussi six collectifs radicaux de designers graphiques qui résistent chacun à leur manière à la logique capitaliste, et qui peuvent servir d’inspiration pour une pratique plus durable et moins exploitante du graphisme.
Une histoire de dissidence
Une certaine apathie s’empare de nombreux graphistes lorsqu’ils tentent d’imaginer une pratique du design positionnée en dehors du capitalisme. Une longue lignée de graphistes a critiqué le capitalisme, depuis le manifeste First Things First de 1964 3 en passant par William Morris 4 (1834-1896). Du point de vue de sa critique anticapitaliste, le design graphique apparaît comme toujours plus, et non de moins en moins, quelque chose qui est lié au capitalisme. Il semble bien que trois siècles de ce système économique dominant aient paralysé notre capacité à imaginer des alternatives. Le constat qu’aucun individu ou collectif ne pourra changer quoi que ce soit tant que les fantasmes dystopiques ou utopiques, d’effondrement total pour l’un, ou de transformation totale pour l’autre, ne seront pas réalisés.
J’ai donc passé ces trois dernières années à essayer de répondre à la question de savoir si un graphisme éthique pouvait exister sous le capitalisme. L’accent est mis sur les graphistes, mais cette perspective pourrait également s’étendre à d’autres disciplines. Ma recherche commence par s’intéresser aux origines du système économique actuel, et à la façon dont le design graphique en est venu à être si étroitement lié à celui-ci. Des penseurs et penseuses, dans des domaine comme la sociologie, l’économie, la géographie sociale, la théorie critique et l’anthropologie, ont été utilisés pour fournir des fondements théoriques.
Un autre élément de référence est ma propre expérience professionnelle de vingt ans en tant que graphiste. J’ai travaillé dans la publicité, l’image de marque, la visualisation de données, le design social, le design spéculatif et le design critique. J’ai réalisé des campagnes militantes, des rapports annuels pour des banques et des interfaces pour des sites web destinés aux consommateurs. J’ai travaillé sous la direction de patrons, en tant que freelance, j’ai aussi dirigé ma propre entreprise et j’ai enseigné dans des écoles de design à plusieurs titre. Cette expérience m’a permis de participer à de nombreuses pratiques de design capitaliste qui sont mentionnées dans ce livre.
Pourquoi ce livre ?
Le capitalisme n’a pas tenu sa promesse de créer un système économique de liberté et de prospérité pour tous. À l’origine, le capitalisme est né des Lumières, avec comme objectif de libérer l’individu du contrôle de l’église, de la noblesse et de la famille. L’idée était que si tous les individus poursuivaient leur propre intérêt personnel, cela les servirait au mieux, tout autant que la société. En théorie, sous le capitalisme tout le monde a les mêmes chances, mais en pratique seule une infime partie de la population possède la richesse et les moyens de production, et le reste d’entre nous doit travailler pour un revenu.
Après plus de deux siècles, 2000 milliardaires possèdent plus de richesses que les 60 % les plus pauvres de la population mondiale réunis, et les industries extractives ont épuisé la terre et menacent les écosystèmes de la planète d’un effondrement imminent. Les inégalités de revenus ont augmenté dans la plupart des pays développés depuis 1990. L’extrême pauvreté a augmenté depuis 2014 et 688 millions de personnes souffrent régulièrement de la faim. Même les travailleurs les plus privilégiés des pays les plus riches souffrent de taux d’épuisement professionnel toujours plus élevés et de dépression pour répondre aux critères de productivité stricts. La consommation sans fin des riches a conduit à un système imbriqué de conception, de production, de consommation et de gaspillage qui approche du point de non-retour. Il est impératif de résister au capitalisme, car il menace finalement la survie de la vie elle-même.
L’organisation de l’ouvrage
Compte tenu du niveau de complexité de la relation entre le design graphique et le capitalisme, il s’avère impossible de traiter la question dans un seul ouvrage. Au lieu de chercher à proposer une vue globale exhaustive, chaque chapitre du livre aborde le sujet sous un angle spécifique en se concentrant sur les différents rôles dévolus au graphistes. A chaque fois, un aperçu historique est suivi d’exemples concrets. Dans leur ensemble, ces douze rôles présentent un échantillon représentatif de l’économie politique du design graphique qui offre des perspectives différentes.
La première partie explique comment le travail des graphistes renforce le capitalisme et les relations économiques. La partie « The Designer as Scribe » (Le designer en tant que scribe) traite du prédécesseur du graphiste, le typographe. Le scribe ou le greffier, jouait un rôle crucial dans l’organisation de sociétés économiques complexes en tenant des registres financiers, en concevant des pièces de monnaie, des billets de banque, des actions et d’autres notations graphiques qui inspirent la confiance dans le système financier. « The Designer as Engineer » (Le designer en tant qu’ingénieur) s’intéresse à l’ordonnancement systématique des marchés à l’aide de documents graphiques tels que des formulaires, des contrats, des brevets, des infographies et des cartes. Un processus de normalisation qui a permis aux marchés capitalistes internationaux de fonctionner. Les marques, les logos, la publicité, les identités commerciales et les interfaces sont abordés dans « The Designer as Brander » (Le designer comme créateur d’image de marque) et « The Designer as Salesperson » (Le designer comme vendeur). Autant d’exemples de travaux contemporains de designers graphiques qui, chacun à leur manière, servent la marchandisation de toutes les parties de la société.
La deuxième partie explore comment les graphistes eux-mêmes sont aussi des acteurs économiques. « The Designer as Worker » (Le designer comme travailleur) et « The Designer as Entrepreneur » (Le designer comme entrepreneur) examinent de plus près les revenus, le temps de travail, les burnouts, les stages non rémunérés, le travail indépendant (freelancing), l’exploitation, les patrons et les alternatives possibles à ces conditions de travail toxiques. « The Designer as Amateur » (Le designer comme amateur) poursuit la remise en question du professionnalisme du design lui-même. Qui peut s’appeler designer graphique ? Qui est payé pour le design et qui ne l’est pas ? « The Design as Educator » (Le designer comme éducateur) explore la façon dont l’enseignement prépare les designers à travailler dans des conditions capitalistes, et aborde certaines des alternatives qui remettent en cause la vision de l’enseignement du graphisme comme une usine qui produit des travailleurs du design graphique.
La troisième partie se penche sur certaines des stratégies qui ont émergé au sein du design en réponse à la logique du capitalisme. « The Designer as Hacker » (Le designer comme hacker) examine comment l’éthique du hacker 5 peut modifier la dépendance du designer vis-à-vis des outils et des plateformes créés par les grandes entreprises. Nous examinons également la façon dont les outils numériques peuvent intensifier la manipulation des consommateurs. « The Designer as Futurist » (Le designer comme futuriste) présente les stratégies des graphistes qui veulent améliorer la société en pensant au-delà de ce qui est faisable. Les méthodes de design futuriste, telles que le design spéculatif, avaient pour but de critiquer le consumérisme, mais ont abouti à l’effet inverse.
« The Designer as Philanthropist » (Le designer comme philanthrope) est une réponse par des designers qui souhaitent utiliser leurs compétences pour aider les autres, par exemple avec le design social. Nous constatons que même le design pavé de bonnes intentions peut aussi être néocolonial et s’avérer amplifier les pouvoirs du capitalisme et maintenir les inégalités existantes. Enfin, « The Designer as Activist » (Le designer en tant qu’activiste) remet en question la rhétorique de l’activisme dans le design et suggère qu’une évolution vers une conception du design graphique comme un bien commun pourrait résoudre certains des paradoxes auxquels les graphistes sont confrontés.
Enfin, à la fin du livre, sont présentés six collectifs de designers d’un peu partout dans le monde dont les pratiques anticapitalistes remettent en question les idées de concurrence et d’exploitation. Ces collectifs pratiquent des formes anticapitalistes de design graphique depuis de nombreuses années, et en parallèle de l’approche théorique, cela peut nous aider à comprendre quels sont les obstacles concrets qui nous attendent. Les années d’expériences de Brave New Alps en Italie 6, Common Knowledge au Royaume-Uni 7, Cooperativa de Diseño en Argentine 8, Mídia NINJA au Brésil 9, Open Source Publishing en Belgique 10 et The Public au Canada 11, peuvent apporter un éclairage et une inspiration concrète à celles et ceux qui veulent transformer leurs propres pratiques.
Ruben Pater
CAPS LOCK : How capitalism took hold of graphic,
and how to escape from it
552 pages illustrées, 18.4 x 11.7 cm,
Valiz, Amsterdam, 2021.
Référence
- Untold Stories (site de Ruben Pater)
- Le livre sur le site de l’éditeur
- Présentation sur Eye On Design (Aiga)
Traduction d’un article publié sur Untold Stories. Le titre, les notes de bas de page et les liens externes sont de notre fait. Le texte est sous le copyright de Ruben Pater, les images ont été prisent sur le site Departement of information, ils sont reproduit ici au titre du Fair Use à savoir un usage loyal, raisonnable et acceptable.
- Le design social se veut un processus de création conscient du rôle et de la responsabilité du designer dans la société, et pour une utilisation du processus de conception pour provoquer un changement social. Voir la fiche Wikipédia sur le sujet.|↩
- Contrairement aux démarches classiques du design qui consistent à répondre à une commande et/ou résoudre un problème précis en créant un objet, un service ou une application, l’objectif du design fiction ou design spéculatif (ou encore design critique) est de matérialiser des scénarios possibles pour ensuite les mettre en débat. Voir la fiche Wikipédia sur le design fiction.|↩
- Le manifeste First Things First (D’abord l’essentiel) a été rédigé le 29 novembre 1963 et publié en 1964 par Ken Garland. Il a été soutenu par plus de 400 graphistes et artistes, et a été publiédans le quotidien britannique The Guardian. Voir les références sur Wikipédia.|↩
- William Morris est un fabricant, designer textile, imprimeur, écrivain, poète, conférencier, peintre, dessinateur et architecte, qui joua un rôle important dans la naissance du socialisme britannique. Voir sa fiche sur Wikipédia.|↩
- Pekka Himanen, L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Exils, Paris 2001.|↩
- https://www.brave-new-alps.com|↩
- https://commonknowledge.coop|↩
- https://cooperativadedisenio.com|↩
- https://midianinja.org|↩
- http://osp.kitchen|↩
- https://thepublicstudio.ca|↩