En 1980, paraissait le premier fascicule des Aventures de Red Rat, une bande dessinée underground réalisée par Johannes Van de Weert, centrée autour du personnage d’un petit rongeur urbain à la naïveté touchante dont on partage au fil des planches et des fascicules la vie, les indignations et les luttes.
Dans cette bande dessinée culte, Johannes van de Weert emploie talentueusement la ligne claire et le zoomorphisme pour nous brosser avec humour une fresque méconnue et haute en couleur de trois décennies d’histoire politique et sociale.
Éditions le Monde à l’envers & Black-Star
L’auteur (textes et dessin) est l’un des pionniers de la scène punk néerlandaise. Il a chanté dans le groupe Rondos, a contribué à la création du centre social « Huize Schoonderloo » à Rotterdam et a fait partie du collectif plus ou moins formel qui a imprimé et produit le zine Raket, entre autre projets culturels et politiques de la scène alternative et contestataires des années 1980 aux Pays-Bas.
Notre collectif a toujours été un mix de projets communs et individuels, et ce depuis que nous avons démarré les Rondos, Raket, Red Rock, etc. Notre travail personnel a été mêlé aux projets collectifs. J’ai fait la bande dessinée Red Rat seul, mais tout le monde m’a aidé pour l’impression, la confection et la distribution des albums.
Johannes Van de Weert
Les éditions Le Monde à l’envers et Black-Star s(éditions) ont la bonne idée de rééditer leur recueil contenant l’intégrale des Aventures de Red Rat en français, accompagnée d’un certain nombreuses d’annexes historiques et de textes complémentaires, (en particulier « Rondos. Récit en noir & blanc », une biographie du groupe punk de Rotterdam, et une préface de Willem).
En guise de présentation (parce que les aventure de Red Rat cela ne se racconte pas !), voici quelques extraits traduits d’un entretien avec Johannes Van de Weert, réalisé par Alec Dunn en 2010 pour le premier numéro de la revue américaine Signal 1 dédiée au graphisme et à la culture politique.
Red Rat apparaît pour la première fois en 1980. Comment est née cette bande dessinée ? Quelles étaient vos intentions ?
— C’était principalement la colère contre la violence policière durant les émeutes du 30 avril 1980, le jour du couronnement de la reine Beatrix 2, qui inspirera la première bande dessinée de Red Rat. Avec tous les membres des Rondos, nous avions pris part aux manifs de ce jour contre la police à Amsterdam. La police utilisa contre les manifestants des hélicos, des armes à feu, du gaz lacrymogène. Ce jour-là, il y avait des rumeurs de gens matraqués à mort par la police, cela laissa une marque…
À cette époque, nous vivions ensemble, les Rondos et quelques autres, à la « Huize Schoonderloo » 3 à Rotterdam. Nous étions sur le point de mettre un terme à l’expérience des Rondos et de terminer les deux derniers volumes de notre fanzine Raket au moment où j’ai commencé les Aventures de Red Rat.
Red Rat a été créé moment où votre groupe, les Rondos, s’arrêtait mais l’expression politique est similaire, bien que la tonalité soit complètement différente. Les Rondos étaient militants et caustiques, alors que Red Rat est souvent un peu idiot. C’était quelque chose délibéré ?
— Je ne pense pas que Red Rat soit en lui-même un idiot. Il vit dans un monde idiot et chaotique et essaye de faire de son mieux. J’ai essayé de comprendre l’enfer que devenait la société et le mouvement de gauche qui était bien souvent lui-même à la fois idiot et chaotique. Et bien sûr, c’était sympa d’illustrer la stupidité de cette période par une bande dessinée comme Red Rat. C’était quelque chose de très marrant… Jouer dans un groupe punk, composer de la musique furieuse c’est vraiment autre chose, mais tout aussi fun…
Quelle a été l’inspiration derrière le personnage de Red Rat ? Vous le décrivez comme « profondément confus ». C’est un personnage très sympathique, il est curieux, gentil, certainement un peu naïf, et facilement scandalisé.
— Je pense que la meilleure façon de raconter une histoire est de prétendre que vous ne comprenez absolument rien à ce qui se passe… Red Rat essayait désespérément de comprendre ce qui se passait autour de lui et devenait confus pendant cette période, mais restait très fidèle à lui-même. Ce qui le rend tout à fait sympathique, je crois. Les gens le reconnaissent comme tel. C’est ce que nous essayons tous de faire tout le temps. Ces traits de caractères sont apparues pendant que je travaillais sur cette BD — je n’y avais pas vraiment pensé au préalable — il n’y avait pas de plan, ça s’est juste présenté de cette façon. Il n’y avait pas urgence à dessiner une BD sur ces évènements et j’ai simplement poursuivi cette histoire à partir des observations que j’ai faites dans la rue pendant cette même période.
Votre style est très abouti et cohérent depuis le début. Avez-vous la passion des BD ? Aviez-vous réalisé des bandes dessinées auparavant ?
— Oui, j’ai fait quelques livres pour enfants, dans un style similaire — l’un d’eux a même fait l’objet d’une traduction en anglais par les Chumbawamba en 1987. Mais je n’étais pas passionné par la BD à ce moment-là. Quand j’étais enfant, j’aimais beaucoup Tintin, qui m’a pas mal influencé, bien que je n’y ai pas pensé au moment où je réalisais Red Rat. La grande découverte à ce moment-là c’était en fait Krazy Kat 4 de George Herriman 5 — absolument brillant, et d’une certaine façon, très proche de Red Rat.
Chaque épisode relate un fait politique. Qu’espériez-vous en faisant des BD sur les luttes politiques ? Pensiez-vous juste à vous faire connaître, sans autre intérêt pour le débat politique, ou bien encore Red Rat était-il simplement une mascotte pour le mouvement squatter ?
— Je n’ai jamais cherché à atteindre un objectif politique. Et quand Red Rat est devenu une mascotte pour le mouvement punk et squatter, j’ai arrêté la BD. Ce n’était pas le but… comme pour les Rondos. J’ai été surpris à cette période que tant de gens apprécient le personnage de Red Rat. La première série de Red Rat à été ronéotypée à seulement 250 exemplaires, mais, peu de temps après nous sommes passés à des ventes de 5000 exemplaires pour l’album Red Rat — Part 1&2. Mon principal objectif, s’il doit y en avoir un, a été de montrer qu’il était relativement facile de faire sa propre BD (en particulier pour les jeunes), tout simplement en dessinant dans un style naïf. Do It Yourself (DIY) pour ainsi dire.
Pouvez-vous nous parler de votre fanzine Raket ? Combien de numéros avez-vous publiés ? Quelle était votre inspiration ? Je sais que vous avez collé des affiches dans les environs de Rotterdam, combien d’affiches ? Combien de temps restaient-elles en place dans les rues ? Cela a-t-il eu un impact dans Rotterdam ?
— Au début Raket était juste une affiche que nous collions sur les murs de Rotterdam. Les réactions aux trois premières affiches étaient comme nous le pressentions : les punks adoraient et la police essayait de les arracher. Chacun pouvait écrire ou dessiner quelque chose pour ces affiches. Après trois numéros, nous étions tellement contents que nous avons décidé d’en faire un fanzine en format A4. Nous avons, tous ensemble, fait quatorze numéros. Le premier livret (n°4) contenait deux pages pour un tirage de 350 exemplaires. Le dernier (n°14) se composait de 232 pages pour un tirage de 1000 exemplaires, tous faits de façon artisanale. Mais lorsque j’ai pressenti qu’il était devenu le fanzine le plus influent de Hollande, nous avons arrêté 6.
Les Rondos, le projet de la « Huize Schoonderloo » et le fanzine “Raket” sont de votre inspiration et de quelques étudiants de l’École d’art ? Que faisiez-vous ensemble ? Étiez-vous intéressé par des artistes en particulier ? Vous intéressiez-vous à la politique quand vous étiez jeune ou bien avez-vous découvert la politique à travers vos recherches sur ces projets ? Quelle était votre pratique de l’art avant les Rondos ?
— Nous étions alors, en 1977, tous étudiants en art et nous avions en commun l’ennui en raison de l’ambiance monotone de l’Académie 7. Aussi nous faisions nos propres projets et un groupe de musique, qui dans un premier temps s’appelait « Pull… Use… Destroy » (« Tirez… Utilisez… Jetez », un nom trouvé sur une notice de détergent) et plus tard les Rondos. Nous étions plus intéressés par la musique que par l’art en général. Mais nous aimions beaucoup Dada et nous étions sensibles à leur mode d’expression.
Venant d’un milieu ouvrier, j’étais effectivement intéressé par la politique. À mes 17 ans, j’ai rejoint un petit groupe marxiste-léniniste, composé essentiellement d’étudiants, mais je n’appréciais pas leur amateurisme (et ils n’avaient aucun sens de l’humour). J’étais plutôt branché par la lutte armée et j’étais sympathisant de la Fraction armée rouge (RAF) en Allemagne… La lutte armée me semblait plus efficace que la distribution de tracts ; ma pratique artistique traduisait cette façon de penser.
Dans votre histoire des Rondos, vous écrivez : « Nous avions nos propres idées sur l’art. D’abord et avant tout, ça devait être sans valeur. Tout cela pour dire que l’art ne devrait pas représenter de valeur financière. Il vaut mieux un millier de mauvais tirages qu’une édition unique mais onéreuse avec une valeur éternelle. Pour nous, l’art n’était pas une marchandise, un investissement ou un symbole. L’art devait être reproductible, temporaire, accessible à tous et de préférence exhibé dans la rue. Notre anti-art avait la forme de nos idées, de notre mécontentement et de nos sentiments anti-autoritaires. Notre travail était anonyme et avant-gardiste. À cette époque, nous nous fichions complètement de la dimension spirituelle de l’art. » Que pensez-vous de tout cela à présent ?
— Eh bien, c’est une autre histoire. Je crois que notre déclaration sur l’art tient toujours. Le tout « faire par soi-même » (DIY) est quelque chose d’énorme et est toujours d’actualité en particulier chez ceux et celles qui sont engagés dans les mouvements de la jeunesse ou dans la culture underground. Et bien sûr, j’ai toujours plaisir à travailler dans ce sens quand je réalise des projets avec d’autres personnes, comme la réédition des disques des Rondos ou une nouvelle BD de Red Rat. Mais, en ce qui me concerne, quand je travaille dans mon petit studio à l’étage, c’est différent… Faire de l’art, si vous souhaitez appeler cela ainsi — pour moi, ce sont surtout des dessins au crayon ou à l’encre sur papier — est avant tout une expérience religieuse ou spirituelle. Dans mon travail je me rapporte au zen — comme un effort sans effort — une approche non mentale, sans but précis, sans attente, mais juste en prenant les choses comme elles viennent. Mais c’est personnel (ou impersonnel si vous voulez) et je ne souhaite pas en faire l’éloge.
Les aventures de Red Rat
Johannes van de Weert
Nouvelle édition novembre 2021
686 pages, 18×23,5cm.
Le monde à l’envers et Black Star (s)édition
(voir la présentation des co-éditeurs)
Traduction d’un article publié par la revue Signal. Les notes de bas de page et les liens externes sont de notre fait. Le texte est sous le copyright de PM Press (États unis), les images sont sous copyright de Johannes van de Weert, ils sont reproduit ici au titre du Fair Use à savoir un usage loyal, raisonnable et acceptable. Une version intégrale de cet entretien est disponible en français, dans une traduction différente, sur les site des éditions Le Monde à l’envers.
- « The Adventures of Red Rat: Alec Dunn interviews Johannes van de Weert », Signal, A Journal of International Political Graphics & Culture, numéro 1, 08/2010. Disponible sur le site de PM Press.|↩
- Sur le contexte et le déroulement des « émeutes du couronnement » de 1980 (Kroningsoproer ou Kroningsrellen en néerlandais), voir la page Wikipédia sur le sujet.|↩
- Un espace autogéré squatté, qui était tout à la fois un lieu de vie et une base pour de nombreuses activité artistiques et contestataires, comme le fanzine Raket, ou le collectif Red Rock qui regroupait plusieurs groupes de la scène punk, dont Rondo. Source : Subculture Network, Ripped, torn and cut : Pop, politics and punk fanzines from 1976, Manchester University Press (2018) ; Amanda Wasielewski, From City Space to Cyberspace Art, Squatting, and Internet Culture in the Netherlands, Universtity of Amsterdam (2021).|↩
- Comic strip américain créé par George Herriman et publié dans la presse entre 1913 et 1944. La série mêle non-sens, poésie et insouciance enjouée, ce qui en a fait l’une des bandes dessinées préférées des passionnés et des critiques encore aujourd’hui. Voir la page Wikipedia qui lui est consacrée.|↩
- George Joseph Herriman, 1880-1944). Voir sa page sur Wikipedia.|↩
- Des extraits de différents numéros du fanzine sont visibles en basse résolution sur les site de Rondo.|↩
- Allusion à l’expérience du KunstKollectief Dubio (KK Dubio), d’où sortirons le groupe Rondos, l’occupation du « Huize Schoonderloo » et le fanzine Raket. Source : Ripped, torn and cut : Pop, politics and punk fanzines from 1976, op.cit.|↩