La Queer Reads Library de Hong Kong est une expérience assez singulière de bibliothèque mobile, sans lieu physique permanent, qui se déplace de façon nomade au grès des projets, des rencontres et des opportunités, telles que les salons littéraires ou artistiques, ou encore s’installe pour une soirée dans une librairie ou une galerie, afin de présenter une sélection d’ouvrages, de zines et de publications queer.
Cet entretien (dont nous présentons en français l’essentiel) a été réalisé par un·e participant·e de la Queer Zine Library de Londres de passage à Hong Kong en 2019. Il y a un lien fort entre les deux projets, non seulement parce que les objectifs sont assez proches, mais parce que l’expérience britannique a été largement influencée par le projet de la QRL à Hong Kong. Cette rencontre avec les trois animatrices de la bibliothèque, Kaitlin Chan, Rachel Lau et Beatrix Pang, est l’occasion de parler des intentions initiales et des premières expériences.
Depuis la bibliothèque a pu poursuivre ses activités en 2020 et 2021, malgré le confinement pour cause de pandémie de Covid-19, et malgré la situation de plus en plus difficile pour la liberté d’expression et de création à Hong Kong, tout comme les droits de communautés LGBTQ+.
Le site de la Queer Reads Library (QRL) c’est ainsi enrichie d’un catalogue de zines. Un lexique numérique queer a été créé pour « explorer l’altérité dans le contexte des langues locales, principalement en cantonais ». Ce Queer Reads Lexicon a aussi été l’occasion pour organiser des ateliers ouverts ou des cessions de chat.
Pouvez-vous nous raconter comment et pourquoi vous avez créé la Queer Reads Library de Hong Kong ?
– La Queer Reads Library (流動閱酷) est une bibliothèque mobile qui présente des livres et des zines qui se centrent sur les expériences et les perspectives des queers. La plupart de nos quelques 170 titres sont publiés de façon indépendante, et la bibliothèque sert de point de départ pour des discussions, des ateliers et d’autres activités en collaboration avec des activistes, des artistes et des membres de la communauté queer. Nous nous sommes établis à Hong Kong en septembre 2018, peu après que dix livres pour enfants avec des personnages et des thèmes LGBTQ+ aient été censurés (placés dans des rayonnages fermés) dans nos bibliothèques publiques 1.
Avant de lancer la QRL, les questions que nous nous sommes posées étaient : « Où est la communauté homosexuelle à Hong Kong ? » De nombreux « espaces queer » existent déjà en fait dans cette ville, tel que des saunas, des bars et des clubs privés, etc., mais ils sont animés par des hommes homosexuels, pour les hommes homosexuels. Les lieux de rencontre pour les autres personnes queer apparaissent très peu nombreux et limités. Ne serait-il pas possible d’imaginer la création d’un « espace queer » qui s’étende au-delà de ce qui existe déjà ? L’incident des livres interdits en bibliothèque est d’une certaine façon « arrivé au bon moment », il a permis de réfléchir concrètement à cette possibilité d’un espace pour les queers. Et à nous interroger sur ce à quoi un tel lieu pourrait ressembler et sur ce que nous pourrions faire dans un tel espace ?
Comment le projet la bibliothèque a-t-il évolué depuis sa création ? Il y a-t-il désormais plus de gens qui font des donations d’ouvrages et de zines ?
– Certains artistes prennent contact directement avec nous, d’autre fois c’est nous qui les contactons. Au niveau personnel, nous avons des ami·e·s dans différents pays, dont beaucoup sont homosexuel·le·s, nous nous servons de ces relations lorsqu’ils ou elles nous recommandent ou nous envoient des publications. Outre les contacts via la messagerie d’Instagram, nous nous procurons principalement des zines dans des boutiques de distribution, des salons de livres d’art ou lors de rencontres.
En ce qui concerne les différences entre les zines de Hong Kong et les zines de l’étranger, nous préférons ne pas trop nous enfermer dans une spécificité hongkongaise. On peut dire que les zines de Hong Kong reflètent parfois des aspects très spécifiques des expériences locales, comme les zines créés des travailleurs migrants philippins, ou ceux qui sont écrits en cantonais et centrés uniquement sur la réalité de Hong Kong, comme c’est le cas, par exemple, pour le magazine Fung Lau (note : créé par Kayla Chan et Erica Tong).
Avez-vous eu des livres ou des zines qui ont disparu ? Comment gérez-vous ce genre de situation ?
– Lors de notre atelier à Eaton, en octobre 2018, un livre très important pour nous a disparu, Histoire de l’homosexualité en Chine par Sam Shasha (中國同性愛史綠) 2. Comme cet événement se déroulait sur plusieurs semaines, nous n’avons pas pu être présentes de façon permanente. Nous étions assez désemparées car ce livre est difficile à trouver et vraiment d’une grande valeur de par son contenu. Bien que les bonnes relation de Beatrix avec son co-éditeur nous ait permis d’en obtenir un exemplaire ene remplacement, nous avons été plus prudentes à ce sujet lors des apparitions ultérieurs, l’une de nous ou des des personnes qui nous aidaient étant présentes tout au long du programme, de sorte qu’il soit moins probable que des choses se perdent ou disparaissent.
Quels sont vos livres préférés dans le fond de la Queer Reads Library ?
Kaitlin — l’un de mes livres préférés de la bibliothèque est le roman graphique illustré Skim, écrit par Mariko Tamaki et illustré par Jillian Tamaki. Skim est une œuvre très formatrice dans mon propre parcours queer, et pour voir les personnages de la diaspora asiatique représentés de manière complexe et humaine. J’aime aussi le style des dialogues et les riches illustrations tout en nuances de gris.
Rachel — deux de mes livres préférés dans notre collection sont An Hurry of English et Flèche de la poétesse Mary Jean Chan. Avant de lire l’œuvre de Mary Jean Chan, je ne pense pas avoir rencontré de poésie sur les expériences queer chinoises qui m’ait touché si profondément. Le travail minutieux de Chan sur la langue anglaise est à la fois dérangeant et réconfortant. Je recommande toujours son travail à tous nos lecteurs et nos lectrices qui s’intéressent à la poésie.
Beatrix — The Next Best Thing to Loving You est une publication photographique sous forme de livre non conventionnel du photographe Jeff Hahn. Les lumières et les ombres douces de ces photos montrent des personnes seules et des moments intimes. J’aime beaucoup les images imprimées sur papier avec de tons et des textures différents qui rendent une diversité de chaleur et de profondeur. La tendresse et les instants de tranquillité qui se dégagent de ces photos racontent des histoires de personnes dans des relations différentes, qui vont au-delà du sexe et la sexualité, est une belle chose.
Et quels sont vos zines préférés de la Queer Reads Library ?
Kaitlin — Queer Azn Musicians est un zine imprimé en risographie, dans les tons rose et bleu, produit par Mixed Rice Zines qui est basé dans la Bay Area, en Californie, et à Taiwan. Le zine est une collection de conversations et d’images mettant en scène des musiciens d’origine asiatique qui s’identifient comme queer. La lecture de ce zine me donne une sensation de chaleur, de visibilité, et comme les scènes de bricolage peuvent faire et maintenir un espace pour des gens d’identités différentes.
Rachel — L’un de mes zines préférés dans le fond de la bibliothèque est skin & skin de l’artiste et amie Amanda Wan, basée à Vancouver. Le zine s’ouvre par une dédicace qui dit « Ce zine nous est dédié », et ce qui suit est un magnifique recueil de poésie, de méditations et d’illustrations qui ressemble à une lettre d’amour adressée à tous les Asiatiques queer de la diaspora qui ont le privilège de lire cette œuvre.
Beatrix — Jeffrey Cheung est un artiste talentueux et un ami très cher qui a créé Unity Skateboarding et Unity Press. Son coup de pinceau freestyle dessine des figures nues d’hommes et de femmes, audacieuses et drôles, qui sont toujours si agréables à regarder. J’adore ce zine sans titre au format B5 publié en 2018 qui est une célébration des plus grandes œuvres de Jeffrery.
Quelle a été la réaction des gens qui découvrent la bibliothèque pour la première fois ?
– Les personnes qui découvrent la QRL sont généralement curieuses et enthousiastes à propos de notre collection. Lorsque nous racontons les origines de la bibliothèque et comment l’interdiction de livres à Hond Kong a catalysé ce projet, les gens se sentent souvent davantage partie prenante de l’esprit de la bibliothèque. Ils veulent en savoir plus sur la façon dont les événements se sont déroulés et comment notre collection a réagi à l’interdiction.
L’un des aspects les plus enthousiasmants est de pouvoir partager notre collection dans divers lieux où nous rencontrons des lecteurs potentiels ou non. Une personne qui participe à une foire du livre d’art et qui ne recherche pas particulièrement des publications homosexuelles peut tomber sur la QRL et le fréquenter parce qu’elle s’intéresse à l’édition indépendante. D’un autre côté, les personnes homosexuelles qui connaissent déjà notre collection (que ce soit par les médias sociaux ou par le bouche à oreille) peuvent être enthousiastes à l’idée de finalement nous rencontrer en personne. Le Festival littéraire et culturel queer de Hong Kong (HKQLCF), où nous avons présenté la QRL en 2019, est un parfait exemple d’un espace rempli de lecteurs partageant les mêmes idées. Cela dit, nos lecteurs et leurs réactions varient sans aucun doute en fonction du lieu.
Qu’est-ce que cela implique pour la bibliothèque de se retrouver dans un salon du livre où l’accent est mis sur la vente et la promotion du travail ?
– Les gens sont souvent surpris quand on leur dit que nos livres et nos zines ne sont pas à vendre. C’est une expérience assez intéressante que d’organiser un espace qui encourage la curiosité et le fait de prendre le temps pour se poser et pour lire, plutôt que la consommation. Les réactions de nos lecteurs et lectrices sont variées, mais en général, nous constatons qu’ils et elles apprécient la possibilité de lire et de profiter de nos livres et de nos zines au milieu de l’effervescence des salons littéraires. Cependant, il y a aussi des défis à relever. L’énergie frénétique des salons peut parfois mettre les gens mal à l’aise vis-à-vis de l’idée même de s’attarder trop longtemps, c’est pourquoi nous nous efforçons d’aménager des espaces dans lesquels les gens ont envie de passer un certain temps.
Par exemple, lorsque nous avons voyagé pour participer à la Foire du livre d’art de Singapour (en 2019), nous avons partagé une table avec des ami·e·s artistes locaux qui vendaient leurs dernières publications. C’était en fait compliqué pour nous de présenter en même temps, à la même table, le LQR dans un environnement aussi bondé et bruyant. Nous ne voulions pas dérouter les gens avec nos livres et zines qui ne sont pas à vendre. Nous avons donc fini par demander à l’organisateur du salon la permission d’installer notre bibliothèque dans une pièce, qui servait à l’origine de consigne, à l’entrée du lieu de l’exposition, créant ainsi un espace de repos et de détente loin de toute agitation. D’une certaine façon, le manque de place nous a permis d’avoir un coin pour nous seul et pourtant assez visible pour rencontrer de nouvelles têtes de nos lecteurs et lectrices et d’avoir de belles surprises.
Avez-vous une idée des livres et du matériel que vous aimeriez collecter à l’avenir ? Y a-t-il aussi des choses que vous refuseriez ?
– Le processus de curation n’a rien de systématique, au contraire c’est quelque chose plutôt rhizomatique. En fonction de nos voyages personnels, de nos projets ou de notre participation à des salons du livre particulier, nous recherchons des zines à partir de nos réseaux et de nos propres connexions. Nous lisons et examinons chaque titre qui nous est proposé. Jusqu’à présent, nous n’avons rien refusé. Il se trouve que nous avons la chance d’être en contact avec de nombreux artistes dont nous partageons les pratiques intersectionnelles et vivantes et que nous voulons encourager en partageant leur démarche avec les lecteurs et lectrices. Notre but n’est pas de faire plaisir à tout le monde, ce qui est impossible, mais de partager continuellement des zines qui, selon nous, ont une approche sensible, attentive, tantôt ludique, tantôt sérieuse, de l’homosexualité dans le monde, aujourd’hui comme hier ou dans le futur. Dans un premier temps, nous nous sommes concentrés sur les contenus queer asiatiques, des contenus produits en Asie ou par des créateurs qui s’identifient comme asiatiques ou faisant partie de la diaspora asiatique, mais nous sommes souples.
Nous sommes très intéressés par la façon dont vous collaborez avec les artistes et les soutenez. Je me demandais si vous pouviez nous parler un peu de l’importance de la collaboration avec les communautés d’artistes, d’éditeurs et de créateurs de zines, car ce n’est pas toujours le cas avec les “bonnes” bibliothèques et archives.
– Bien que notre équipe de la QRL compte uniquement trois membres principaux, tous nos programmes sont rendus possibles grâce à des partenariats et des collaborations. Nos amis Addy, El, Rebecca, Siao-ting, entre autres, nous ont aidés à présenter notre collection dans des foires et à la faire connaître, et divers lieux et institutions artistiques ont été généreux en termes d’espace et de temps. Nous tenons à remercier Connie Chan, militante LGBTQ+ de Hong Kong, qui a été la première à partager avec nous sa collection personnelle de zines queer hongkongais des années 90, et a cru dans le projet de la QRL. Nous sommes également de grandes fans de votre propre expérience, avec Queer Zine Library (de Londres) !
L’absence de lieu permanent pour la bibliothèque vous a-t-elle déjà semblé être un obstacle ou vous donne-t-elle une force ?
– Une partie de la beauté du projet de la LQR réside dans sa mobilité. En 2019, nous nous sommes retrouvés dans trois villes différentes : Beatrix à Hong Kong, Rachel à Vancouver, et Kaitlin à Taipei (mais maintenant de retour à HK). La majeure partie de la bibliothèque est conservée à Hong Kong, où nous nous sommes rencontrées, et avons travaillé ensemble jusqu’à l’été 2019. Aujourd’hui, nous construisons des collections satellites qui répondent aux contextes dans lesquels nous vivons. Par exemple, Rachel a récemment rassemblé plusieurs titres d’artistes queer de la diaspora asiatique basés au Canada pour le lancement de QRL à Vancouver. Le fait de ne pas avoir de lieu fixe nous permet d’explorer les lieux où la bibliothèque nous mènera. Nous sommes intéressés par les espaces dans lesquels nous sommes les bienvenus et par ceux qui choisissent de s’engager dans notre collection.
Publiez-vous des zines vous-mêmes ? Et si c’est le cas, pouvez-vous nous en parler !
Kaitlin — Oui ! J’ai commencé à faire des zines personnels à l’été 2018, pour exprimer certains de mes sentiments concernant la diaspora et le fait de s’expatrier. A présent, les sujets que je traite dans mes zines sont ceux qui me tiennent à cœur, que ce soit la bisexualité, la lutte contre le sentiment anti-noir dans les communautés asiatiques ou l’amour que je porte aux agrumes. Vous pouvez en lire des extraits en ligne sur mon site et sur mon compte instagram.
Rachel — Oui ! Je me considère comme une zinester. J’ai fait mon tout premier zine avec un ami en mai 2018, peu avant de d’emménager à Hong Kong. Ma rencontre avec Kaitlin et Beatrix m’a encouragé à publier mon premier zine Please Mind the Gap en utilisant une imprimante à riso de Small Tune Press — le studio de publication personnel de Beatrix. Depuis, je fais des zines ! Aujourd’hui, les zines que je réalise sont principalement des « perzines » qui abordent l’identité queer, la poésie, l’anticapitalisme et les problématiques de la diaspora asiatique. Il est possible de trouver certains de mes zines sur mon compte Instagram.
Beatrix — Je suis pour ma part une éditrice de livres d’artistes, j’ai commencé en fait mon parcours d’éditrice en apprenant et en m’inspirant de la création de zines ! Je n’ai pas fait beaucoup de zines, car mon processus de création est plutôt lent, mais j’aime beaucoup en lire et en collectionner.
Références
- Queer Read library (site)
- La QRL sur Instagram
- La QRL sur Facebook
- Queer Read Lexicon (site)
- Katlin Chan (liens)
- Rachel Lau (site)
- Beatrix Pang (Wikipedia)
- Voir cet article du Hong Kong Free Press de juin 2018.|↩
- Mark McLelland, « Interview with Samshasha, Hong Kong’s First Gay Rights Activist and Author », Intersections: Gender, History and Culture in the Asian Context, numéro 4, septembre 2000.|↩